
La migration intra-africaine est loin d’être une nouveauté. De nombreux Africains voyagent chaque année pour des raisons professionnelles, familiales ou éducatives. Mais derrière l’idée séduisante d’un continent uni par des accords de libre circulation se cache une réalité bien plus complexe, marquée par des obstacles économiques, administratifs et parfois même psychologiques. Trois voyageurs africains nous racontent leurs expériences.
Des déplacements fréquents mais coûteux
Voyager à travers l’Afrique est devenu une nécessité pour de nombreux professionnels, artistes ou chercheurs d’opportunités. Mais pour beaucoup, le coût du déplacement reste un frein majeur à la mobilité.
« Je n’ai pas une fréquence définie, mais il arrive que je voyage dans un autre pays du continent au moins 3 fois l’année. Les défis restent tout d’abord économiques. Les coûts des billets sont trop chers. Au niveau des services d’immigration et de la douane, il ne m’est pas encore arrivé d’avoir un problème que ce soit. », affirme Komi Amewunou, éditeur chez Afrobarometer. Il est Togolais, réside et travaille au Togo.
« Mon installation à Bamako en venant de Lomé a été une expérience très difficile. Le voyage en lui-même a été un vrai calvaire. Le coût du transport varie entre 35 000 et 60 000 francs CFA, sans compter les nombreux frais de route, surtout à partir du Burkina Faso, où les paiements aux frontières peuvent s’élever à environ 15 000 francs. À cela s’ajoutent les dépenses pour la nourriture et les besoins de base pendant le trajet. Selon le bus choisi et les pannes techniques, le voyage peut durer entre 3 et 5 jours. Face à cette réalité, on se rend vite compte que la libre circulation des personnes en Afrique reste un grand défi. Si les biens peuvent parfois traverser les frontières plus facilement, ce n’est pas encore le cas pour les citoyens. Il y a encore trop d’obstacles, notamment administratifs et financiers. », explique Valère A., Béninois résidant à Bamako, où il est enseignant dans un lycée.
De la dure réalité aux frontières
Malgré les traités de libre circulation entre États africains, beaucoup de citoyens se sentent étrangers sur leur propre continent. Le sentiment d’exclusion reste fort au passage des frontières.
Luc Akoumany, photographe et réalisateur togolais parcourt l’Afrique dans le cadre de son métier. Il décrit les difficultés qu’il rencontre fréquemment lors de ses voyages.
« En tant que photographe et réalisateur j’ai eu l’occasion de bosser avec des artistes et des institutions dans d’autres pays. Les défis rencontrés sont énormes. Entre autres, les formalités au niveau de l’immigration qui sont souvent longues et dès fois imprévisibles. Il y a aussi le manque d’informations sur les conditions d’entrées dans certains pays. Parfois vous êtes traité comme un étranger dans un autre pays d’Afrique, or vous êtes africain. Et c’est dur à vivre. ».
Valère de renchérir : « La libre circulation des personnes en Afrique reste un grand défi. Si les biens peuvent parfois traverser les frontières plus facilement, ce n’est pas encore le cas pour les citoyens. ».
Avec le temps, certains s’attendaient à voir une amélioration dans les procédures d’entrée et de sortie aux frontières africaines. Mais les changements se font attendre, surtout sur les voies terrestres.
« Je n’ai pas remarqué d’évolution, je fais ces voyages par vol d’habitude. Peut-être qu’il y aura des changements au niveau de la voie terrestre. » note Komi Amewunou.
Un passeport unique africain : réalité ou utopie ?
L’idée d’un passeport commun pour tous les pays africains séduit de plus en plus de citoyens. Elle est vue comme une réponse aux barrières bureaucratiques et économiques qui limitent aujourd’hui la mobilité.
« Un passeport unique ou la suppression des frontières faciliterait les échanges et les transactions transnationales. Ce serait également l’opportunité de travailler plus librement sans entraves. La plupart du temps on perd beaucoup d’opportunités juste à cause des frontières. », souligne Luc Akoumany.
« Beaucoup de choses ! Un passeport unique africain ou la suppression de visa nous épargnerait de beaucoup de frais de visa et de formalité. Cela nous ferait aussi gagner en temps. Par exemple, je trouve incompréhensible qu’un citoyen togolais paye un visa à l’entrée de la Mauritanie pour environ 60 000 F CFA et vice versa, juste parce que la Mauritanie n’est plus dans la CEDEAO. L’autre chose avec les visas est que les organisations sous-régionales n’ont pas un système centralisé pour faire payer une fois pour de bon le visa aux étrangers qui en ont besoin. Par exemple, si je vais au Cameroun avec un visa camerounais, je ne peux pas utiliser ce même visa pour me rendre au Gabon. Je dois aussi payer le visa pour le Gabon alors que ces deux pays font partie d’un même espace sous-régional. », explique Komi.
« Je pense que l’Afrique n’est pas encore totalement prête à abolir les frontières administratives, mais elle peut y travailler sérieusement. Il faut renforcer la coopération entre les États, harmoniser les politiques migratoires et faciliter les formalités de voyage. Une autre solution serait de mettre en place un passeport commun pour les pays de la CEDEAO (Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest) et d’imposer des règles claires pour limiter les frais abusifs aux frontières. » estime Valère.
Le manque d’information : un frein invisible à la libre circulation
Même lorsqu’ils ont le droit de circuler, de nombreux Africains ne sont pas informés de leurs droits. Le manque de sensibilisation et la complexité des accords rendent difficile leur application sur le terrain. Komi regrette cette situation confuse qui ouvre la voie aux abus.
« Je ne pense pas que les Africains soient bien informés sur leurs droits de circulation. Même s’ils le sont, ils sont impuissants face aux agents d’immigration qui peuvent user de leur pouvoir pour leur faire perdre inutilement du temps à leur passage. Par exemple, dans l’espace CEDEAO les citoyens sont libres de traverser les frontières, mais ce n’est pas toujours le cas pour beaucoup de passagers. Les services de migration exigent des frais que les citoyens se voient contraints de payer pour ne pas perdre du temps ou pour éviter des ennuis. », affirme Komi.
« Beaucoup ignorent les informations liées aux accords entre certains pays et qu’il est possible de voyager même sans visa dans certains pays. Si on était mieux informé, on oserait beaucoup plus voyager. » ajoute Luc.
Une mobilité à repenser pour un avenir plus uni
La mobilité en Afrique ne se limite pas à des infrastructures ou à des accords régionaux. Elle est aussi humaine, vécue dans les gares routières, les postes frontières, et les avions trop chers. Pour que la libre circulation devienne une réalité, il faudra s’attaquer à tous les freins : la corruption, le manque d’information, les barrières administratives, et les injustices vécues au quotidien.
« Pour que les citoyens circulent aussi librement que les biens, il faut aussi améliorer les infrastructures de transport, sensibiliser les autorités aux droits des voyageurs, et surtout, combattre la corruption sur les routes. », insiste Valère.
Un continent, une ambition, mais encore un long chemin. L’Afrique a le potentiel de devenir un espace de libre circulation exemplaire, mais ce rêve passera par des réformes concrètes, portées par ses citoyens et soutenues par ses dirigeants.
Koffi Dzakpata
ENG
The dream of a borderless Africa in the face of the ordeal of migration routes
Intra-African migration is by no means a new phenomenon. Every year, countless numbers of Africans move across borders for work, family or educational purposes. Yet behind the appealing vision of a continent united by free movement agreements lies a far more complicated reality, marked by economic, bureaucratic, and even psychological barriers. In this article, three African travellers share their individual personal experiences.
Costly but frequent journeys
Travel across Africa has become essential for many professionals, artists, and opportunity seekers. Yet for most, the high cost of travel remains a significant barrier to mobility.
“I don’t have a fixed travel schedule, but I usually visit other African countries at least three times a year. The main challenge is economic: the ticket prices are just too high. I’ve never had issues with immigration or customs,” explains Komi Amewunou, a Togolese editor at Afrobarometer, who lives and works in Togo.
“Moving from Lomé to Bamako was an extremely challenging experience. The journey itself was a true ordeal, “Transport costs range from 35,000 to 60,000 CFA francs, the numerous road taxes, excluding the various road taxes, particularly in Burkina Faso, where border fees can reach up to 15,000 francs. Then evidently, there’s the need to pay for food and other necessities along the way. Depending on the type of bus and the frequency of breakdowns, the trip can take anywhere from three to five days. Faced with such conditions, it becomes clear that the free movement of people within Africa remains a significant challenge. While goods may sometimes cross borders with relative ease, the same cannot yet be said for individuals. There are still far too many obstacles, especially administrative and financial ones to overcome,” recounts Valère A., a Beninese secondary school teacher now living in Bamako.
The harsh border realities
Despite treaties on free movement between African States, many citizens feel like strangers on their own continent. There is a strong sense of exclusion when crossing borders.
Luc Akoumany, a Togolese photographer and filmmaker, frequently travels across Africa for his work. He speaks candidly about the challenges he often faces on his trips.
“As a photographer and director, I’ve had the chance to collaborate with artists and institutions in various countries. But there are many obstacles. Immigration procedures are often long and, at times, unpredictable. In some cases, there’s little to no information about entry requirements. And sometimes, you’re treated like a foreigner in another African country, even though you’re African. That’s a painful feeling to deal with.”
Valère continued: “The Free movement of people remains a major challenge in Africa. Although goods can sometimes cross borders with relative ease, the same cannot yet be said for citizens”.
Over time, many had hoped for improvements in border procedures across the continent. But progress has been slow, particularly when it comes to land travel.
“I haven’t noticed any real change,” adds Komi Amewunou. “I usually make these trips by air. Maybe things are evolving on the ground, but by land, change is still lagging behind.”
A single African passport: reality or utopia?
The concept of a single passport for all African countries is receiving growing support, increasingly seen as a solution to the administrative and economic barriers that hinder mobility across the continent.
“A unified passport or the removal of borders would make cross-border exchange and collaboration much easier. It would also create more freedom to work without constraints. Too often, we miss out on opportunities simply because borders do exist,” emphasizes Luc Akoumany.
“A lot of things could change!” says Komi. “A single African passport or the removal of visa requirements would save us a great deal of time, money, and the bureaucracy issue. For instance, I find it hard to accept that a Togolese citizen has to pay around 60,000 CFA francs for a visa to enter Mauritania – and vice versa – simply because Mauritania is no longer part of ECOWAS. Another issue is the lack of a centralized visa system within sub-regional organizations. If a foreigner needs a visa, they should be able to pay once and use it across member countries. But that’s not the case. For example, if I travel to Cameroon with a Cameroonian visa, I can’t use that same visa to enter Gabon, even though both countries belong to the same regional bloc. I still have to pay for a separate visa.”
“I am not sure that Africa is ready to abolish administrative borders just yet, however, it can certainly start working seriously toward that goal,” says Valère. “We need to strengthen cooperation between States, harmonise migration policies, and simplify travel procedures. One practical step could be the introduction of a common passport for ECOWAS countries ((Economic Community of West African States) ), along with the establishment of clear rules to reduce excessive and abusive border fees.” Valère concluded.
Lack of information: an invisible barrier to free movement
Although many Africans have the legal right to travel within the continent, a widespread lack of awareness hinders the exercise of those rights. The complexity of regional agreements, combined with limited public information, makes implementation on the ground challenging. Komi laments this confusing reality, noting that it often opens the door to rights violations and abuse.
“I don’t think Africans are well informed about their rights to free movement,” says Komi. “And even when they are, they often feel powerless when faced with immigration officials who use their position to cause unnecessary delays during transit. In the ECOWAS zone, for example, citizens are supposed to move freely across borders, but in practice, that’s not always the case. Migration officers sometimes impose unofficial fees, which travellers are forced to pay just to avoid delays or complications.”
“Many people are unaware of the agreements between certain countries and that it’s actually possible to travel without a visa in some cases. If we were better informed, we’d be much more willing to travel,” adds Luc.
Rethinking mobility for a more unified future
Mobility in Africa goes beyond infrastructure and regional agreements. It is a deeply human experience: lived in crowded bus stations, long waits at border posts, and through the burden of overpriced air travel. For the vision of free movement to truly become a reality, all related barriers must be removed: corruption, lack of information, administrative hurdles, and the everyday injustices people face while simply trying to move within their own continent.
“For citizens to move as freely as goods, we must improve transport infrastructure, raise awareness among authorities about travelers’ rights, and, above all, confront corruption along the roads,” emphasizes Valère.
One continent, one ambition, but still a long way ahead. Africa holds the potential to become a global model for free movement. But turning that vision into reality will require bold, concrete reforms, driven by its people and most importantly, championed by its leaders.
Koffi Dzakpata
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