
Chercheuse indépendante en anthropologie sociale, Jeanne Heurtault travaille sur différentes thématiques. “Mémoire de l’esclavage à l’Ile de La Réunion sur la dimension militante pour revaloriser les identités actuelles”, entre autres travaux à Lyon et au Cambodge sont à l’actif de la Française. Elle a publié en 2024 “L’exode de jeunes sénégalais vers l’Europe. Une ethnographie en Casamance”, un livre tiré d’une étude ethnologique réalisée en Casamance pour une association qui met en place des actions pour limiter le départ des jeunes de leur village, paru aux Editions L’Harmattan. Avec Dialogue Migration, elle partage cette expérience et sa perception des aspects qui interrogent dans le traitement de la migration des Africains vers l’Occident.
D’où est partie l’idée de votre livre ?
Je devais effectuer pour la première fois un voyage au Sénégal en 2018. Pour mon séjour, j’avais voulu rencontrer des personnes qui habitaient sur place. Alors, j’ai recouru à AmDiobaKa*, une association que j’avais connue en France, qui travaille depuis plusieurs années avec le village de Diobakane* en Casamance, pour mettre en place des actions pour le développement ; des actions humanitaires et d’entraide. Le responsable de l’association m’a recommandé d’effectuer durant mon séjour, une étude anthropologique pour comprendre en profondeur ce qui motive les jeunes à vouloir quitter leur village.
Comment s’est passée l’étude ethnologique ?
Cela a été un court séjour, une sorte de pré-terrain. J’ai commencé à interroger certaines personnes qui étaient de retour de la migration et certaines personnes qui n’avaient jamais migré. Il y avait un jeune qui avait l’âge de l’association ; c’est intéressant d’écouter quelqu’un qui a toujours grandi avec des français dans le village, car c’est énormément de Français qui vont dans cette association. Après, je suis retournée à l’Île de La Réunion et puis, il y a eu la Covid-19. J’ai quitté l’Île et c’est comme cela que je suis retournée au Sénégal, et repris cette étude que j’avais commencé trois ans auparavant.
Au départ c’était une étude qui devait durer trois mois, et finalement je me rendais compte que c’était trop court et que j’avais besoin de plus d’éléments. Je commençais à comprendre certaines choses, mais il fallait que j’aille plus loin. Du coup, j’ai doublé la durée du séjour. Je suis resté six mois au total. Et après je suis rentrée en France et j’ai continué à écrire, à partir des données que j’avais recueillies et des lectures scientifiques sur le sujet. J’ai fini en février 2022 d’écrire le compte-rendu que j’ai rendu à l’association, et un an après j’ai décidé de le soumettre à édition à L’Harmattan, qui a accepté.
Qu’est-ce qu’il y a de singulier dans votre travail ?
La particularité est de partir d’une association; de vivre auprès des jeunes qui sont accueillis dans l’association, et qui ont envie de partir. Je ne me suis pas intéressé à tout le village. Il y avait une dizaine de jeunes qui étaient là tous les jours, et habitaient dans l’association. Il s’agit plutôt de questions économiques, l’emploi, l’école, le besoin d’affirmation en tant qu’homme entre 20 et 30 ans. Le besoin de fonder une famille et d’être indépendant de leurs parents. Ces points-là de l’enquête ne sont pas spécifiques à ce terrain, mais se retrouvent dans d’autres localités du Sénégal et d’Afrique de l’ouest. Je me suis demandé dans quelle mesure la présence de Français et de Françaises donne plus envie de partir à ces jeunes, qui côtoient quasiment tout au long de l’année ces individus, notamment des femmes blanches occidentales. Je pense que là où cela rejoint une autre question, c’est de casser un peu les clichés, à penser que l’économie est la seule raison qui pousse ces jeunes à vouloir partir. La question de l’économie, je l’aborde par le prisme du prestige social. C’est-à-dire, en quoi l’argent permet-elle de donner accès à plus de reconnaissance sociale aux individus, plus que de pallier un problème de pauvreté.
Qu’avez-vous relevé ?
Ce que je montre est qu’il y en a certains qui ont envie de voyager parce qu’ils sont curieux, et ils sont dans un monde globalisé où la mobilité est valorisée chez les jeunes. Aujourd’hui, on a accès aux médias, ils voient des pays étrangers où ils ont envie d’aller. J’ai demandé à certains jeunes s’ils avaient envie d’aller dans d’autres pays africains. Ils m’ont répondu que s’ils s’y rendaient, c’est comme s’ils ne voyageaient pas. Il y a un besoin d’exotisme chez eux lié à la question de la curiosité de connaître ce qui se passe chez des Européens qu’ils accueillent tout au long de l’année. C’est vrai que cela on n’en parle pas. On a plus d’ oppositions entre des Occidentaux qui voudraient voyager pour le plaisir, et des Africains qui voudraient voyager uniquement pour des questions économiques. Cela n’est pas très présent dans mon étude.
De quoi relève l’aspect ethnologique ?
Il y a le prestige social derrière tout cela. En fait, venir en Europe viendrait répondre à cette question. L’espérance de l’Europe est un petit peu faussée derrière l’idée économique. Ils se disent que l’argent se fait facilement, et ils vont pouvoir rentrer au Sénégal construire une maison, ramener dans cette dernière des objets de la modernité : la télévision, le frigo, les produits de consommation. Construire une nouvelle maison serait une réussite sociale pour eux. Ils pourront montrer non seulement cette maison, mais aussi les objets qu’ils ont ramenés dedans. Alors, s’ils partent en aventure, ils vont pouvoir montrer aux autres personnes qu’ils ont réussi.
Trouvez-vous que cette réalité est diamétralement opposée aux discours officiels, ou il y a des nuances ?
Je pense qu’il y a plusieurs discours officiels. Il y a des éléments que j’ai pu montrer dans mon étude. La vision de l’invasion des migrants en Europe est complètement fausse, il y a des chiffres et puis on sait que les migrations africaines se font beaucoup plus à l’intérieur du continent africain qu’à l’extérieur. Il y a des discours qui disent qu’ils ne connaissent pas les réalités de la migration, qu’ils y vont et après, ils se font avoir soit en mer soit par la terre. Parmi les jeunes que j’ai interrogés, il y en a un dont le grand frère est allé jusqu’en Libye, s’est fait kidnapper sur la route et emprisonner. Ses geôliers ont appelé sa famille pour obtenir une rançon en échange de le libérer. Le jeune frère que j’ai interrogé a lui-même payé cette rançon en vendant une partie des terrains familiaux. Il connaît donc le risque encouru. Pourtant, il souhaite à son tour prendre la route de l’exode en pensant faire mieux que son grand-frère. Il se dit que peut-être cela lui arrivera ou peut-être pas, mais pense que si cela lui arrive, il réussira à aller jusqu’au bout.
Avant de réaliser cette étude, je pensais que les jeunes ne connaissaient pas la réalité de ce que vivent leurs aînés, que sinon, ils ne voudraient pas emprunter les mêmes voies. Mais cette étude m’a démontré que même s’ils connaissent certains obstacles, ils veulent tout de même tenter l’expérience. Comme quoi, si on arrive à dépasser les obstacles sur le chemin de la migration on sera vraiment quelqu’un de fort, quelqu’un qui a réussi aux yeux des autres. Je m’interroge alors sur la question de la masculinité.
Un peu comme on le dit : être un homme, s’affirmer socialement. Puisque, si dans une culture être un homme c’est braver les obstacles ; lorsqu’on arrive à braver les obstacles pour arriver en Occident, c’est affirmer sa masculinité.
En effet !
Quel est le fil conducteur ethnographique ?
J’ai posé des questions aux jeunes avec mon dictaphone. Mais là où j’ai eu plus d’informations, c’est dans le quotidien. Parce que les gens ne pensaient pas que chaque information faisait partie de l’enquête, que ce soit la manière de vivre, de rigoler, de se retrouver le soir, de vivre sa journée, son quotidien… Ce sont des éléments qui m’ont permis de comprendre un quotidien de jeunes qui veulent partir, alors que l’association tente de les retenir.
Quelques mois après, la quasi-totalité des jeunes ont pris une embarcation pas très loin de leur village, et ils ont tenté de partir. Malheureusement, la pirogue a pris l’eau dès le début et ils ont nagé jusqu’à la berge.
Leur chance dans ce désespoir est que la pirogue était dans un très mauvais état. Si celle-ci avait été dans un état un peu moins catastrophique, elle serait partie plus loin et les jeunes n’auraient certainement pas pu revenir sur terre : ils sont nombreux à ne pas savoir nager.
L’immersion est importante dans ce genre d’études. Si on n’apprend pas la langue, si on ne passe pas des moments à s’ennuyer on n’apprend pas grand-chose.
Avez-vous idée de leurs destinations priorisées ou c’est juste l’Europe ?
Ils ne donnaient pas forcément des noms, mais c’était l’Europe. Quand ils avaient des grands-frères qui étaient installés en Espagne, ils disaient l’Espagne.
Parlant de la féminisation du mouvement, y avait-il des femmes parmi ceux que vous avez rencontrés ?
Parmi les jeunes de l’association, il y avait une femme ; la femme du responsable sénégalais qui vit sur place. Avant il y avait des femmes qui venaient. Ce que j’ai entendu dire c’est qu’elles n’avaient plus le temps, entre le travail des champs et leur devoir de mère. Un autre facteur peut expliquer la raison de leur absence : la société mandingue est une société séparée entre les genres. Le fait qu’autant d’hommes soient présents, n’incite pas les femmes sénégalaises à passer du temps sur place.
Eu égard à vos expériences en tant qu’anthropologue, la migration des Africains vers l’Europe est-elle une menace ?
La question est un peu binaire, et ne fonctionne que de là où on se trouve. Aujourd’hui, avec les ambassades qui ne délivrent pas suffisamment de visa, on se demande si c’est une menace ou une opportunité. On ne se demande pas si les Européens qui vont en Afrique, c’est une menace ou une opportunité ? Du côté de l’Afrique, on commence par mettre en place des mécanismes de visa à l’arrivée, même si ce n’est pas de façon systématique comme en Europe.
Est-ce un rapport de condescendance entre pays ‘’riches’’ et pays ‘’pauvres’’ ou lié à des questions historiques, pour vous qui aviez travaillé sur des questions d’esclavage et autres ?
Je pense qu’il y a une histoire lourde entre les deux continents. Quand on parle d’Europe ou d’Afrique, cela dépend de sur quelle échelle on se place. Oui ! Une condescendance surement, une mauvaise compréhension de l’autre, toujours une infériorisation. Pourquoi quand on est un africain et qu’on vient en Europe on est appelé un migrant, et quand on est un Européen et qu’on vient en Afrique on est un expatrié ? Ces notions là en disent long.
Est-ce parce que suivant le schéma colonial, la France ou l’Occident c’est la mère patrie, et les pays africains la colonie. Est-ce cela qui a prévalu à parler d’expatrié et de migrants ?
Il y a toujours ce centre qui est la France et puis les anciennes colonies, où la première avait des bases militaires, ce qui est en train de changer aujourd’hui. On a la question du France CFA, il y a énormément de choses qui dépendent de la France. Tout cela est très complexe, on est toujours dans le même héritage de l’esclavage et de la colonisation.
Avec la mondialisation, on s’attendrait à ce que les barrières frontalières sautent, mais il se fait que les barrières se renforcent de plus en plus. Est-ce que là ce n’est peut-être qu’une mondialisation sur le numérique, et sur le plan des mobilités, à proprement parler, rien ne semble évoluer ?
On peut dire qu’avec les réseaux sociaux et internet, il y a une facilité à faire déplacer son objet multimédia ; qu’il y a plus d’égalité entre, et en même temps, par rapport aux réseaux sociaux. Il y a un truc qui est faussé en migration, les jeunes qui sont en France ou en Europe, envoient des photos et des nouvelles à leurs familles qui ne sont pas exactes. Parce qu’ils sont en photo devant une belle voiture, parce qu’ils sont habillés avec des habits de marque. Ils vont montrer la réussite de leur migration, alors qu’en réalité ils mangent très mal, vivent à plusieurs dans un petit logement, n’ont pas de travail, et sont des fois à la rue… Cela participe à donner une fausse image de la migration auprès des jeunes qui ne voient que le positif dans les migrations. Cela va les renforcer à occulter les risques du voyage et les difficultés là-bas.
Comment rendre bénéfique au pays de départ et d’accueil la migration ?
Je vois un bénéfice surtout dans le lien humain. C’est vrai que souvent on dit que les étrangers font le travail que les autochtones ne veulent plus faire. Dans tous les pays du monde, c’est un argument qui est mobilisé pour jeter la pierre sur les étrangers ; ceux qui sont indésirables. Ce que je vois plus en terme de bénéfice ; et je le vois dans mes relations humaines, c’est la richesse que cela rapporte de comprendre le mode de fonctionnement qui est diffèrent sur la gestion du temps, de l’hospitalité, de la considération de l’autre… philosophiquement, comment l’autre a pensé la relation avec moi. Cela me fait grandir parce qu’on n’a pas les mêmes préoccupations en tant d’occidentale blanche de classe moyenne, dans un pays dont la norme est le blanc. Pour moi, c’est une richesse humaine. Parce que le fait d’essayer d’apprendre la langue et du coup à travers la langue, c’est le fonctionnement, c’est l’imaginaire, toute la cosmogonie. C’est tout cela qui va m’enrichir. J’ai plus ce rapport à l’autre étranger et c’est pour cela que j’aime voyager pour rencontrer les réalités de l’Autre. Ce n’est pas d’aller dans les safaris, tous les coins touristiques et d’aller consommer, mais d’approcher une autre réalité qui va me faire déconstruire la mienne et m’enrichir. Pour moi, il n’y a pas de menace dans ce sens-là.
Des conseils ou des recommandations de façon générale, également aux chefs d’Etats et aux jeunes ?
De façon générale, je dirais qu’il faut éviter de confondre les institutions et les populations, parce que quand on dit que la France refuse les visas, ce ne sont pas les Français qui refusent les étrangers. La France ne représente pas les Français. Ce sont des raccourcis. De la même manière, que c’est mon pays qui a colonisé, qui a esclavagisé, mais moi quand je regarde mon arbre généalogique, je n’ai pas d’esclavagiste dans mes ancêtres.
Par contre, dans la société dans laquelle j’ai grandi, il y a eu des schémas pensés racistes. Il y a eu les zoos humains en France lors de l’exposition universelle ; il y a les discours racistes et rejetants qui m’ont éduqué à l’école, dans mon éducation et qui continuent à perdurer dans les imaginaires. Je pense que le conseil que je peux donner est d’aller voir dans l’histoire, comment cela s’est passé pour comprendre aujourd’hui pourquoi on en est là. Pourquoi on a ce regard sur les étrangers qui viennent des anciennes colonies. Tout cela s’explique par l’histoire…
Je demanderais aux chefs d’Etats de vivre certaines réalités de leur peuple. Sinon, comment est-ce possible que de leur position, ils ne fassent pas mieux, alors qu’ils voient ce qui se passe au sein de leur population.
A l’endroit des jeunes candidats à la migration, je les inviterais à écouter ceux qui mettent en garde. Regarder un très beau film comme : « Moi capitaine » par exemple. Et peut-être écouter des occidentaux qui veulent venir en Afrique, parce qu’ils voient tout ce qui ne va pas en occident. Aussi, je leur conseille d’écouter des artistes qui parlent des réalités de leur pays.
Des perspectives sur la même thématique ?
J’aimerais bien continuer, parce qu’il y a un besoin aussi en France d’amener des discours qui soient moins des raccourcis, qui soient moins stigmatisants. J’aimerais apporter cela pour faire avancer les choses positivement. Pour l’instant, je n’ai pas de sujets et je suis ouverte à des propositions. Là je vais me rendre en Côte d’Ivoire (fin mars) avec mon livre pour le présenter. Ce que je fais c’est aussi des photos des concerts, et je mets en lumière des artistes qui mettent en avant les réalités de leur pays. Je me rends au Sénégal au mois de mai pour différents projets : je vais restituer mon étude dans le village de l’enquête ethnographique à Diobakane auprès des habitants et des enquêtés (personnes qui ont fait partie de l’enquête) ainsi que dans différentes bibliothèques à Ziguinchor (Casamance) et Dakar. Je prendrai également des photographies sur plusieurs thématiques et lieux (concerts et fêtes religieuses musulmanes).
* Noms d’emprunt
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