
Dans un contexte mondial marqué par des mouvements migratoires croissants, le Sénégal se trouve à la croisée des chemins, entre la nécessité de gérer les flux migratoires et la protection des droits humains. Alors que la politique migratoire actuelle semble largement influencée par les normes européennes, la réalité locale appelle à une approche plus adaptée et humaine.
« La migration irrégulière se réfère aux déplacements de personnes qui cherchent à quitter leur pays sans respecter les réglementations migratoires en vigueur. Lorsqu’un individu tente de partir de manière irrégulière et se fait intercepter, il risque l’emprisonnement. Toutefois, la question se pose : s’agit-il d’un impératif pour le Sénégal, ou bien d’un besoin façonné par les États du Nord qui souhaitent restreindre l’entrée de migrants sur leur territoire ? », se questionne Docteur Abdou Khadre DIOP, président du Réseau des juristes experts sur la migration en Afrique de l’Ouest et du Centre. Il considère que le Sénégal, dans une optique de développement libre, aurait intérêt à ce que ses citoyens puissent partir et contribuer économiquement. Ainsi, l’incrimination de l’immigration irrégulière ne semble pas répondre aux besoins de l’État sénégalais, mais plutôt à ceux des États européens. Cette dynamique est amplifiée par la politique d’externalisation de l’Union européenne. L’Union Européenne a établi des accords avec de nombreux pays africains, « déplaçant ainsi ses frontières bien au-delà de l’Europe en transférant le contrôle migratoire vers les pays d’origine. Cette situation constitue un véritable problème au niveau de nos politiques migratoires. Elle illustre le fait que celles-ci sont souvent construites non pas en tenant compte de nos défis et besoins, mais plutôt en fonction des priorités des autres pays », déclare le président du Réseau des juristes experts sur la migration en Afrique de l’Ouest et du Centre.
La migration est un phénomène universel, présent en tout lieu et à toute époque, avec une intensité variable. Étant l’une des problématiques majeures de l’économie mondiale, la migration demeure au cœur des débats politiques, économiques et sociaux, tant dans les pays de départ que d’accueil. Les rapports entre migration et développement sont nombreux et complexes, mais ils ne sont pas un phénomène récent. La mondialisation, les droits fondamentaux des migrants ainsi que l’accroissement des mouvements de populations ont conduit à une nouvelle perception des migrations et rendu nécessaire une gestion organisée de ce phénomène, malgré les défis considérables qu’elle comporte. Cette réalité a poussé la plupart des États de départ et d’accueil à adopter des politiques migratoires dans le but de mieux réguler les flux migratoires, de tirer parti des ressources offertes par la migration et de limiter la perte de travailleurs qualifiés, ce qui nuit à leur potentiel de développement. Une politique migratoire vise généralement à assurer une gouvernance efficace des questions migratoires et à maximiser les avantages de la migration pour un développement durable.
La vision adoptée repose sur une conception positive des interactions entre migration, gouvernance et développement. Pour traduire cette vision en actions concrètes, la politique nationale migratoire du Sénégal se fixe pour objectif d’intégrer de manière cohérente et durable toutes les questions liées à la migration afin de contribuer de manière optimale au développement économique et social du pays. Le document de politique nationale de migration du Sénégal s’inscrit dans cette optique, en visant l’élaboration de stratégies ayant pour objectif principal, le développement. Les orientations stratégiques de cette politique se répartissent en 11 axes, organisés autour de quatre domaines d’activités stratégiques. Ces domaines constituent des piliers fondamentaux pour la politique migratoire nationale. Cependant, une analyse approfondie du document révèle que l’improvisation tend à prendre le pas sur la gestion efficace des questions migratoires, en raison d’un manque de cohérence. De plus, le document semble s’inspirer des grandes lignes de la politique migratoire de l’Union européenne, négligeant les réalités migratoires spécifiques du Sénégal et reflétant une sorte d’internalisation de cette politique européenne.
Des insuffisances
Une première insuffisance concerne la mise en place d’un dispositif national de collecte et de production de données migratoires, essentiel pour éclairer les décisions politiques, ainsi que la nécessité de valoriser le potentiel de contribution de la diaspora sénégalaise. Il est important de noter qu’au Sénégal, la gestion de la migration ne dépend pas d’une seule structure en raison des enjeux économiques en jeu. Cela entraîne un manque de coordination des actions à différents niveaux. Les données migratoires sont souvent contestées, tant dans le milieu politique qu’au sein de la recherche, en raison de contradictions résultant d’un manque de convergence dans les définitions et les méthodes de collecte. Certaines données restent inaccessibles, considérées comme confidentielles. La simple existence d’un document politique sur la migration ne peut remédier à cette situation, car même avec une coordination entre les intervenants, le problème persiste du fait de l’insuffisance des moyens matériels, financiers et humains alloués aux structures en charge des migrations.
Une autre difficulté réside dans l’absence d’encadrement juridique et politique pour la diaspora sénégalaise. Le document de politique migratoire souligne que les transferts de fonds et de compétences des sénégalais vivant à l’étranger sont au cœur des débats sur la relation entre migration et développement. Il précise également que le Sénégal est le quatrième pays subsaharien à recevoir des flux financiers importants de ses ressortissants à l’étranger. Cependant, le document reste muet sur des questions essentielles, telles que les investissements significatifs via la création d’entreprises ou de projets collectifs par les migrants, ainsi que sur la méfiance, le manque de confiance entre les personnes et l’absence de soutien de l’État pour la création d’entreprises. Une autre faiblesse majeure du document de politique migratoire du Sénégal est sa tendance à transposer les politiques migratoires européennes. En effet, la liberté de mouvement au Sénégal, à l’instar de celle des États de l’Afrique de l’Ouest, est de plus en plus remise en question. Le quatrième domaine d’activités stratégiques du document illustre bien cela, en axant la gestion des frontières sur la lutte contre les migrations irrégulières, le trafic illicite de migrants, la traite des personnes et la gestion des réfugiés. Ce cadre ne peut être mis en œuvre efficacement qu’à travers une coopération transnationale, bilatérale ou multilatérale.
Une politique nécessitant une adaptation aux réalités migratoires sénégalaises
La tentative de transposer la politique migratoire de l’Union européenne, axée sur la lutte contre la migration irrégulière, l’immigration et le contrôle des frontières, a conduit à l’omission de nombreuses questions essentielles liées au contexte et à la réalité migratoire sénégalaise. Cela concerne principalement le développement économique et la protection des droits de l’homme. Dans de nombreuses études empiriques, la migration légale est souvent critiquée par certains défenseurs de la mondialisation, dénonçant les orientations d’exploitation humaine, tout en promouvant une forme d’immigration sélectionnée. En revanche, les migrants, souvent désignés comme “irréguliers”, se trouvent à la merci de systèmes de régulation et d’exclusion qui les dépouillent souvent de leurs droits. Ces personnes ont besoin de protection et doivent avoir accès à des droits humains leur permettant de vivre dans des conditions de dignité. Parmi ces droits figurent les droits sociaux, économiques, civils et politiques, énoncés dans des instruments internationaux de protection des droits humains, comme la Convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et de leurs familles (1990). Ce défi doit être central dans la politique migratoire du Sénégal afin de garantir assistance et protection aux migrants africains de l’espace CEDEAO présents sur son territoire.
Besoin d’une meilleure coordination des politiques nationales
La récente controverse autour des contrats saisonniers en Espagne met en lumière une faiblesse fondamentale des politiques migratoires des deux côtés de la Méditerranée. En Europe, face à l’indignation populaire générée par les images choquantes des vagues de migrants atteignant les côtes espagnoles et italiennes, les gouvernements resserrent les restrictions sur les flux migratoires, rendant permanents des flux qui étaient auparavant temporaires. Il semble que les gouvernements européens cherchent de plus en plus à confier à leurs homologues africains la responsabilité de contrôler les flux migratoires en provenance du continent, malgré le fait que les pays africains disposent de peu de contrôle sur leurs propres frontières.
Du côté africain, les gouvernements essayent de déléguer la responsabilité de la création d’emplois pour les jeunes à l’Europe, une attente qui risque de ne jamais se concrétiser, compte tenu des difficultés économiques que subit l’Europe et de l’émergence d’une opinion publique de plus en plus xénophobe, qui perçoit l’immigration africaine comme une menace. Les données issues des satellites concernant le commerce transfrontalier en Afrique révèlent que moins de 3 % de ces flux commerciaux sont enregistrés dans les statistiques officielles. Les itinéraires de la contrebande, malheureusement, sont également ceux des trafics divers (migrants, drogue, marchandises contrefaites, armes, etc.). La sécurité est considérée comme un bien public global : tous les pays ont intérêt à vivre dans un monde plus sûr, mais aucun pays n’a le désir de financer seul cette sécurité. Les nations africaines ne devraient pas hésiter à exiger des contributions appropriées pour sécuriser les routes transsahariennes. En outre, la sensibilisation et l’éducation jouent un rôle crucial, influençant fortement les décisions des jeunes aspirants à la migration. Toutefois, la solution à long terme demeure l’amélioration des conditions de vie par la création d’emplois de qualité.
Bien que le cadre réglementaire établisse des bases solides pour gérer la migration, de nombreux défis persistent, notamment en matière de droits humains et de gestion des flux. Le Sénégal doit relever divers challenges, tels que le traitement des migrants en situation irrégulière, le manque de données fiables, les risques de traite des personnes et la gestion des retours. La lutte contre l’émigration irrégulière et la stigmatisation des migrants constituent des enjeux sociaux et politiques majeurs. Une régulation plus efficace des flux migratoires, une coopération régionale renforcée et des politiques d’insertion pour les migrants pourraient contribuer à maximiser les bénéfices de la migration tout en minimisant ses risques. En outre, le développement économique local et la promotion du retour des migrants, accompagnés de programmes adaptés, pourraient atténuer les motivations à émigrer.
D’une manière générale, la politique migratoire sénégalaise, bien que visant à répondre aux enjeux socio-économiques, environnementaux, sécuritaires et juridiques, semble avoir des perspectives limitées car elle s’oriente principalement contre l’émigration vers l’Europe. En ce sens, elle peut être considérée comme une externalisation des politiques migratoires européennes au Sénégal.
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