
Léo atterrit à Lomé. Koffi débarque à Milan. Même démarche migratoire. Deux réalités. Deux mots. Un seul système de traitement inégal.
Alors que les trajectoires humaines deviennent de plus en plus transnationales, un détail persiste dans la manière dont nous qualifions les voyageurs selon leur origine : le langage. Un mot peut élever, l’autre stigmatiser.
Quand la géographie dicte le statut
Léo, jeune européen, pose ses valises à Lomé, Togo. Un sac à dos, aucun plan à long terme. Il est accueilli comme un “expat”, un “citoyen du monde”. Sa formation est limitée (2,4 de moyenne en études de genre), mais il affiche fièrement un certificat LinkedIn Learning en “stratégie d’entreprise”. Cela suffit à lui décrocher un contrat à 10 000 dollars par mois comme consultant en développement commercial.
Il s’installe dans un quartier haut standing de Lomé, met à jour son profil LinkedIn : « J’aide l’Afrique à réaliser son plein potentiel. » On l’admire, on l’applaudit, on l’écoute.
Koffi, un autre voyage, une autre perception
Koffi, lui, quitte Lomé pour Milan, Italie. Il n’a pas de sac à dos, mais un projet doctoral en énergies renouvelables à l’Université de Milan. Il a une lettre d’invitation, une bourse et l’ambition de contribuer à la transition énergétique européenne.
Mais dès l’aéroport, l’accueil est glacial. Fouille approfondie. Interrogatoire humiliant. Regard suspicieux. « Pourquoi êtes-vous ici ? »
« Vous avez assez d’argent ? » « Pourquoi n’êtes-vous pas resté pour aider votre pays ? » Les agents de la douane flairent ses affaires comme s’il était Pablo Escobar. On l’appelle “immigré”.
Un même déplacement, deux traitements
Léo est perçu comme un investisseur. Koffi, comme un envahisseur.
Léo reçoit des éloges pour son « audace », sa « perspective fraîche », sa « valeur ajoutée ». Koffi doit constamment prouver sa légitimité, son niveau de langue, sa bonne foi.
Léo est payé cinq fois plus qu’un cadre local pour le même poste.
Koffi est surqualifié, mais « ne correspond pas à la culture d’entreprise ».
Léo explore le fleuve Niger et “découvre l’Afrique”. Koffi, lui, doit justifier sa présence en Europe au moindre contrôle.
Le langage, miroir de nos biais systémiques
Pourquoi Léo est-il un expatrié, et Koffi un immigré, alors que tous deux ont un visa, des papiers en règle, un projet professionnel ?
Le mot “expat” évoque le privilège, la mobilité choisie, la liberté.
Le mot “immigré” porte le poids de l’intrusion, de la menace, de la précarité.
En clair :
Ce n’est pas une question d’objectivité. C’est une construction sociale nourrie par l’histoire coloniale, les rapports Nord-Sud, et des décennies de stigmatisation racialisée.
Rééquilibrer les récits, une urgence morale
Il est temps d’interroger les mots que nous utilisons pour désigner ceux qui partent, voyagent, s’installent ailleurs. La double réalité de Léo et Koffi nous oblige à revoir notre vocabulaire, nos politiques, et surtout nos préjugés.
Si Léo peut être “citoyen du monde”, Koffi aussi. S’il y a de la valeur dans l’expérience de l’un, il y en a aussi dans celle de l’autre. Et si nous voulons vraiment parler d’humanité partagée, cela commence par le langage.