Au détour d’innombrables flaques d’algues et de ruelles inondées par les eaux de pluies, la demeure des Diop se perd dans le décor sinistre du quartier Pikine Sor Daga de Saint Louis, dans le nord du Sénégal. Pour quelqu’un qui vient visiter la première fois, le système de géolocalisation peut ne pas suffire pour trouver la maison. Il faut nécessairement un guide. Et sous le chaud soleil saint-louisien de ce samedi 23 septembre 2023, c’est le vieux Sandjiry Diop qui est venu prendre l’équipe de Dialogue Migration sur l’arrêt de bus à l’entrée du quartier de Pikine pour l’emmener chez lui.
C’est un père de famille qui a du mal à réaliser la disparition de fils dans l’océan. Agent de police à la retraite, cet homme, à cheval sur les règles de bonne conduite et le respect des lois, jure sur le chemin qui mène à son domicile, que son fils n’aurait jamais pris les pirogues pour quelque raison que ce soit, s’il était au courant de ce qui se tramait. Entre deux ou trois anecdotes racontées sur les dérives comportementales des jeunes de son quartier et la démission des parents dans l’éducation, nous arrivons au premier étage du domicile où se situe la chambre du défunt Doudou. Sur son lit, une mère accueillante qui coordonne le petit-déjeuner de ses deux filles. Plus que son stoïcisme, ce sont le calme et la décontraction qui rythment la narration du drame qui la frappe qui attirent l’attention.
Le chagrin du papa étant toujours vif, c’est la maman Oumou Sarr qui charge de nous compter les derniers moments passés par son fils sur la terre ferme, ses rêves, ses projets…
« J’ai cru que Doudou était allé au Bénin pour présenter son film documentaire »
Les jambes quasiment paralysées par une crise de rhumatisme certainement accentuée par le chagrin né de la disparition de son fils, maman Oumou vit les épreuves qui l’accablent avec philosophie. Sourire scotché au coin des lèvres, ton taquin et très blagueur, elle chevauche le cousinage à plaisanterie pour réduire en esclavage votre reporter au cours des échanges. Mais savait-elle que Doudou prévoyait de prendre les pirogues ?
« Disons que j’avais quelques soupçons parce que ça fait quand même longtemps qu’il parlait de son projet de tourner un film sur les voyages en mer de son meilleur ami, Babacar. Mais je n’ai jamais cru qu’il en arriverait à prendre la pirogue pour le suivre dans son périple », confie-t-elle d’emblée. Avant de faire appel à sa fille aînée pour apporter le classeur dans lequel Doudou a gardé le synopsis de son film documentaire « Daaj Gaal » qui prouve qu’il n’était pas allé en mer pour émigrer.
Le temps que celle-ci ne viennent avec les documents, la dame Oumou Sarr poursuit ses confessions. « Doudou est sorti de la maison le 18 août. Leur pirogue est partie le lendemain 19 août je crois. Quand je suis restée deux ou trois jours sans le voir et sans pouvoir le joindre au téléphone, j’ai pensé qu’il s’était rendu au Bénin pour présenter son film-documentaire. Il m’avait parlé en effet de cette invitation à Cotonou. C’est pourquoi, je ne me suis pas trop inquiétée quand le bruit de la disparition de leur pirogue s’est propagé dans tout le quartier », révèle-t-elle.
La présentation du synopsis de DAAJ GAAL
Dans un classeur bleu qu’elle réceptionne comme un précieux trésor des mains de sa fille ainée, maman Oumou Sarr tire un document de cinq feuilles séparées mais bien ordonnées. Le fameux synopsis que Doudou a écrit sur le film qu’il devait réaliser sur la vie de son ami intime qu’il a choisi de nommer Tapha. C’est un film-documentaire de 13 séquences que le public ne verra jamais qui a mené le jeune cinéaste sénégalais dans l’Atlantique aux côtés de son meilleur ami.
Dans la première page, la « Note d’Intention » permet de percer le projet du réalisateur du téléfilm « Dépotoir ». Il y explique quasiment tout.
« Mon intention est de raconter l’histoire de Tapha jeune migrant qui est à sa troisième tentative de rejoindre les côtes espagnoles en pirogue. Je n’ai pu m’empêcher de me dire qu’il serait intéressant de retracer son parcours, qui, après avoir vécu l’enfer, ne renonce toujours pas de braver une fois de plus la mer. Si Malgré les échecs accumulés, et qui ont de lourdes conséquences sur sa vie, et au regard de nombreuses pertes en vie humaines en mer distillées dans la presse, Tapha continue de porter son rêve, c’est à mon sens qu’il a déjà perdu la tête ou qu’il n’a plus d’espoir dans son pays. Mon intention à travers ce film « DAAJ GAAL » traduire en français est de montrer l’autre face de la migration irrégulière, c’est à dire du rêve à l’étape projet de voyage, du projet à l’étape voyage avec ses conséquences sociales, psychologiques, affectives, dramatiques entre autres », lit-on dans le premier paragraphe.
Doudou de poursuivre en décrivant les luttes internes de son personnages : « L’autre particularité du film qui, en est la lame de fond traite de façon singulière l’entêtement de Tapha à vouloir défier les vagues face à une famille touchée et déchirée qui révèle en soi le côté dramatique. L’intention est de faire un film en mouvement de jour comme de nuit et de montrer le personnage principal Tapha dans ses désirs, dans ses délires, dans un combat contre ses propres envies de partir, sa petite famille et ses craintes de ne plus revenir »
C’est dans le dernier paragraphe de sa Note d’Intention que le jeune cinéaste dévoile son projet d’accompagner son ami en mer pour la réalisation de son film. « Mon intention c’est le mouvement filmé avec Tapha, des scènes dont le décor varie selon, et principalement le fleuve et la terre ferme reste un choix de réalisation, de la discrétion dans la démarche des acteurs notamment le principal personnage à savoir Tapha, les courses poursuites d’un côté, la police dans des interventions tantôt musclées contre les migrants, tantôt dissuasives. En face ce populeux quartier de Sor Dagg où rumeurs et suspicions étalaient sur la place publique se mêle aux bouches à oreilles des jeunes qui aspirent comme Tapha à prendre le large ».
« Son ami intime, Babacar ne peut plus venir dans la maison sans éclater en sanglots »
Si le papa de Doudou Diop se refait toujours le film de ses derniers échanges avec son fils avant son départ et regrette de n’avoir rien pu faire pour empêcher son aventure en haute mer, la maman Oumou Sarr met tout sur le compte du destin. « Beaucoup de ses amis n’osent plus traîner dans le coin de peur de me croiser. Ils savent que je mène ma petite enquête pour savoir ce qui s’est réellement passé avant et pendant le voyage. Si Doudou m’avait mis au courant de son projet, il n’allait jamais prendre la pirogue », peste le vieux Sandiéry Diop.
Il est coupé net par son épouse. « C’était son destin. Tu n’y pourrais rien », rétorque-t-elle à son mari. Avant de nous confier le mal être vécu par Babacar, ami intime de Doudou, depuis son retour de cette aventure. « Il est venu ici le jour des funérailles, mais il est aussitôt reparti en sanglots dès que mon fils cadet lui a demandé où était Doudou. Il est profondément abattu. Il a quitté le quartier et est devenu injoignable », a-t-elle raconté.
Aux dernières nouvelles, Babacar est allé se réfugier avec son chagrin à Ross Béthio, à 50 kilomètres de Saint-Louis. Tentera-t-il un quatrième voyage en mer pour rejoindre l’Espagne ? Rien n’est moins sûr !
Agé de 23 ans, Doudou Diop avait obtenu son diplôme en Patrimoine à l’Université Gaston Berger de Saint-Louis. Mais il a décidé de mettre ses connaissances acquises à côté pour se concentrer sur sa véritable passion, le cinéma. Il se forme d’abord en tant que photographe et vidéaste puis en montage et post-production au célèbre centre Yenenga de Dakar. Son film documentaire « Le Dépotoir » avait été sélectionné au Festival International du film documentaire de Porto Novo
Malheureusement, le 28 juillet, la marine marocaine a intercepté une pirogue et porté secours à 71 jeunes, qui affirment que 14 personnes sont mortes lors de la traversée. Doudou Diop en fait partie.
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