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« J’ai versé de l’eau sur le sable que j’ai ensuite mangé… » (Interview avec Abdou Aziz Ndiaye, ancien migrant) 
Témoignage
« J’ai versé de l’eau sur le sable que j’ai ensuite mangé… » (Interview avec Abdou Aziz Ndiaye, ancien migrant) 
Ndiémé Faye 🇸🇳
Ndiémé Faye 🇸🇳
November 01, 2025

Dans un voyage semé d’embûches et de pertes, Abdou Aziz NDIAYE raconte les raisons profondes de son départ, les épreuves traversées en itinérance terrestre et en mer, puis le retour difficile et le soutien reçu. 

Qu’est-ce qui vous a poussé à entreprendre ce voyage et comment s’est déroulé le trajet ?

J’ai souhaité aider ma famille, financièrement. J’étais accompagné d’un ami, Serigne Modou. Nous avons entrepris ce voyage pendant le jour du Gamou. Nous sommes partis de Tivaouane en direction de la gare des Beaux-Maraîchers à Dakar pour y prendre un bus, direction la Tunisie, en passant par le Mali et l’Algérie. Nous avions choisi l’itinéraire terrestre, convaincus par des amis que c’était faisable. C’est seulement une fois sur la route que j’ai compris à quel point c’était difficile. Sur le trajet entre le Mali et la Tunisie, nous avons vécu des moments terribles. Des attaques, la perte de nos biens et de notre argent. En arrivant à Gao, nous avons pris une nouvelle voiture en direction de l’Algérie, et nous sommes restés deux jours en escale sans nouvelles de ma famille. Je n’avais pas informé ma mère de mon voyage ; seul mon père était au courant. C’est arrivé à Tamaris que j’ai pu appeler ma famille pour donner de mes nouvelles. Nous sommes ensuite passés par Debdeb. Nous étions environ 35 personnes dans un pick-up. Arrivés à un point, parfois nous descendions pour marcher entre les montagnes afin d’éviter les contrôles policiers. La voiture vide nous retrouverait plus loin. En transit, il fallait payer beaucoup d’argent pour progresser vers d’autres villes. À Illizi, nous étions bloqués faute de convoyeur fiable, et nous avons passé quinze jours dans cette localité. Grâce à mon frère, qui connaissait des convoyeurs, j’ai fini par être mis en relation avec l’un d’eux et amené à Tebessa. Mes amis et moi avons ensuite passé sept jours sur des montagnes, par temps très froid, enchaînant les passages avant d’entrer en Tunisie.

Quel a été votre quotidien en tant que migrant irrégulier en Tunisie ? 

Une fois arrivés en Tunisie, les conditions de vie se sont énormément aggravées. Chaque voyageur gérait sa nourriture. Une fois les provisions épuisées, il fallait puiser dans la générosité des autres ou se débrouiller seul. Nous portions des paquets de biscuits et une bouteille d’eau, et il fallait apprendre à ne pas manger à toute heure pour économiser. En Tunisie, nous avons passé quatre jours à rassembler de l’argent pour payer un convoyeur qui nous mènerait vers l’Italie par les pirogues. Les coûts du transport variaient selon les profils des migrants. Après le paiement, nous avons été déposés dans un village sans hébergement. Nous dormions à l’air libre et, parfois, sous la pluie. Nous mangions des biscuits ou des pâtes simples. Le déjeuner était souvent absent et nous nous contentions du dîner. Une semaine plus tard, au kilomètre 19, la nuit de notre embarcation, les policiers tunisiens ont effectué une descente dans notre camp juste au moment où nous devions embarquer sur les pirogues. Des échanges violents ont éclaté entre les migrants et les forces de l’ordre, certains blessés. J’ai réussi à m’échapper avec un ami et nous avons couru de 6 heures du matin à 17 heures avant de nous réfugier dans une pirogue au bord de la mer. Mais, la nuit, nous sommes retournés au camp pour récupérer de quoi manger et y passer la nuit. Le lendemain, nous avons avancé vers le kilomètre 33 où les migrants s’étaient installés sous des tentes. Mais les descentes policières continuaient et les refoulements dans le désert. Certaines boutiques locales vendaient discrètement de quoi se nourrir malgré l’interdiction des autorités policières tunisiennes. 

Avez-vous finalement atteint votre destination finale, l’Italie, ou non ?

Non. Cependant, nous avions finalement réussi à embarquer dans une pirogue en direction de l’Italie. Il ne restait plus que quelques kilomètres lorsque la marine tunisienne nous a repérés et ordonnés de stopper. Nous avons tenté de négocier, mais elle a catégoriquement refusé. Malgré les conditions météorologiques difficiles et le fait que notre embarcation était en fer, nous avons essayé de continuer. La marine a alors appelé des renforts. Dans la poursuite en mer, la pirogue a pris l’eau et a sombré. Heureusement, je n’ai pas chuté à l’eau. Après la marine nous a secourus et amenés au port, puis détenus dans les prisons portuaires pendant environ trois heures. Les policiers sont ensuite arrivés, nous ont menottés et chargés dans des bus. Nous étions près de 60 personnes. On nous a conduits jusqu’à la frontière entre la Tunisie et l’Algérie. Sur place, on nous a dépouillés de nos vêtements et battus avant d’être abandonnés sur les montagnes à la frontière. J’étais accompagné de deux autres jeunes Sénégalais : Fallou et Abou. Nous avions très faim et soif. Fallou a dû descendre les montagnes chercher à boire, mais il a malheureusement été perdu. Quelques heures plus tard, en l’absence de nouvelles, nous avons décidé de quitter les montagnes. C’est alors que nous avons rencontré une femme sénégalaise et nous sommes partis ensemble. Nous avons passé deux jours à sortir des montagnes sans chaussures ni ressources. À un moment, la femme était épuisée et ne pouvait plus continuer. Abou et moi avons dû la laisser sur place pour trouver de l’eau. Plus loin, nous avons trouvé de l’eau dans un champ et nous avons pu boire. J’ai même versé de l’eau sur le sable et ensuite le manger pour me permettre d’avoir quelque chose dans le ventre

Après le refoulement et les détours, êtes-vous rentré au Sénégal ou êtes-vous resté en Algérie ?

Pas tout de suite. Le trajet a été extrêmement éprouvant. Cependant, nous n’avons pas voulu rentrer au Sénégal. Nous avons tenté de retourner en Tunisie. Après 19 jours, nous sommes revenus en Tunisie au kilomètre 33. Mes jambes étaient fortement gonflées et j’ai dû rester deux jours sans marcher. Un jour, ma famille m’a envoyé une photo de ma mère et j’ai vu qu’elle avait changé physiquement. Ce regard m’a profondément touché et j’ai compris que mon départ impactait ma famille. J’ai alors décidé de rentrer au Sénégal. Bien que je n’en avais pas envie. J’ai fini par contacter l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) afin d’exprimer ce souhait. Une équipe est venue me chercher et m’a conduit dans une ville. L’OIM m’a hébergé dans un hôtel de la capitale pendant deux mois, dans de bonnes conditions. Le 23 juin 2024, une équipe m’a informé de mon retour au Sénégal. Mon ami avec qui j’étais parti a rejoint l’Espagne via l’Algérie ; l’autre jeune sénégalais qui était avec moi est resté en Tunisie. Je suis rentré il y a quelques mois. Ma situation familiale reste précaire et mon retour ne résout pas tous les problèmes. L’OIM m’a énormément aidé, notamment sur le plan psychologique et par des formations professionnelles. Aujourd’hui, je travaille avec mon grand frère dans un magasin de vente de vêtements à Joal-Fadiouth. J’aspire aussi à lancer mon propre business à l’avenir.


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