Pour une immigration réussie, trois défis essentiels s’imposent à tous les candidats. Bien arranger son départ, réussir son intégration dans le pays d’accueil et bien préparer ou planifier son retour au pays. Aucune de ces trois étapes n’est souvent de repos pour les Sénégalais qui aspirent à trouver le salut de l’autre côté de l’Hexagone ou partout ailleurs dans le monde. Abdou Salam, 66 ans, a vécu une histoire migratoire hors du commun. Sur les trois étapes précitées, il n’en a pas coché une seule. Et pourtant, il se considère heureux aujourd’hui après 15 années passées en Europe avant de rentrer au bercail avec dans ses bagages 50 euros et quelques matériaux : un marteau, une tenaille et quelques outils personnels.
Un itinéraire de départ pas comme les autres
Canne à la main pour supporter le poids de sa douleur au dos, Abdou Salam a accepté de s’entretenir avec nous, après son rendez-vous avec un guérisseur. Les traits et rides sur son visage trahissent des années de vie éprouvantes. L’homme et son parcours représentent à eux seuls un livre. Il faut l’avarice d’un pigiste contraint de limiter son texte en un nombre déterminé de mots pour résumer son histoire, pleine de soubresauts.
« Le chef du réseau de passeurs avait des complices dans la police aéroportuaire de Roissy Charles De Gaulle »
Ce père de famille sexagénaire est passé par un canal non conventionnel pour rallier l’Italie en 1999. Son itinéraire devait officiellement le mener au Bangkok, lui et ses autres compatriotes candidats d’alors.
«Je suis maçon de profession. En 1999, j’ai eu connaissance d’un réseau de passeurs entretenu par un Sénégalais qui habitait à Thiès Ville (à 70 kilomètres de Dakar). Beaucoup de Sénégalais avaient voyagé par le biais de ce réseau très bien organisé. Avec 1,5 million CFA, le gars nous a acheté des billets d’avion pour Bangkok. A partir de l’Aéroport de Dakar, on n’avait pas besoin de visa pour rallier cette ville à l’époque. L’astuce clé, c’est que le vol devait obligatoirement faire escale à Paris. Et le chef du réseau avait des complices parmi les policiers de l’Aéroport Charles De gaulle à qui il versait chacun 2000 Francs français (200 000 CFA à l’époque). Ces policiers feignaient alors de nous arrêter dès notre descente d’avion pour un motif ou pour un autre. Ensuite, ils nous parquaient dans une grande salle de l’aéroport. Ils nous apportaient à manger et trois ou quatre heures après, il y a un contact français de notre passeur qui prenait le relais, de concert avec les agents de police, pour nous embarquer dans un bus qui nous emmenait au parking en face de l’aéroport. Nous étions au nombre de vingt-et-un (21). Par groupe de trois (3) personnes, nous embarquions alors dans sept (7) taxis pour se rendre dans nos différentes destinations. Certains d’entre nous sont restés en France. D’autres sont allés en Espagne. Moi j’étais parmi ceux qui devaient se rendre en Italie.»
Les 15 années entre Milan et Sanremo
Arrivé dans la ville de Milan où son grand frère l’attendait, Abdou Salam ne va pas mettre beaucoup de temps pour découvrir les dures réalités de la vie de migrant sans papier en Europe. Entre les contrôles incessants des « Carabinieri », les arrestations, les rivalités entre compatriotes qui vont jusqu’aux dénonciations au niveau des autorités italiennes, notre interlocuteur a subi beaucoup de coups bas et traversé de multiples épreuves qui, au lieu de le freiner, ont forgé l’homme « accompli » qu’il dit devenir aujourd’hui.
« Avant de partir en Italie, j’ai aussi fait carrière dans la vente de friperie à Mboro (à environ 92 Km de Dakar). Un créneau qui m’a vraiment valu beaucoup de revenus dans les années 90. C’est pourquoi, quand mon grand frère m’a mis dans le secteur de la vente à la sauvette de contrefaçon, je me suis très vite adapté. Après quelques mois de pratiques assez difficiles, j’ai pu trouver mon chemin. Ainsi, chaque semaine, je pouvais réaliser des bénéfices allant de 6 000 à 9 000 euros. Et c’est là que j’ai découvert la méchanceté de certains compatriotes qui étaient apparemment très gênés de ma réussite dans le marché. Et bonjour les difficultés. Les arrestations se sont multipliées et pour éviter d’être verbalisé, je payais aux « Carabinieri » des centaines voire des milliers d’euros à chaque fois que je me faisais prendre. C’est plus tard que j’ai su que mon itinéraire a été dévoilé aux agents de police. Des gens avec qui je partageais le même domicile m’ont vendu aux flics. Tout simplement parce qu’ils concevaient mal le fait que je me fasse autant de bénéfice après seulement quelques mois de séjour. Vous vous rendez compte ? », s’est offusqué Abdou Salam, toujours très touché par ce comportement de ses compatriotes.
« Après chaque été à Sanremo, j’envoyais au moins 16 millions au Sénégal »
Mais Abdou Salam n’avait pas que la « jalousie » de ses voisins et compatriotes à craindre. Il a également dû subir la malice et la cupidité d’avocats véreux qui lui ont fait plusieurs fois miroiter un titre de séjour par le biais de rendez-vous très couteux avec l’administration italienne. « Pour opérer légalement sur le territoire italien, je me suis lancé dans une entreprise de naturalisation ou au moins d’obtention d’un titre de séjour. Mais mon malheur est que je n’étais pas instruis et je ne maîtrisais rien des rouages du système juridique et administrative. J’étais donc à la merci des avocats les plus véreux. Pour chaque rendez-vous avec un juge, je devais débourser au moins 500 euros pour mon avocat. Les audiences étaient systématiquement renvoyées pour la plupart. Et s’il arrivait qu’on arrive à avoir l’attention du juge, ma demande était toujours rejetée pour une raison ou pour une autre. L’avocat m’encourageait alors à chercher de nouveaux contrats de travail. Pour obtenir ces derniers, c’était la croix et la bannière. On me mettait en rapport avec de soi-disant chefs d’entreprise qui me fabriquaient de faux contrats de travail sans que je n’en sache grand-chose. J’ai payé des milliers d’euros pour ces contrats sans jamais obtenir gain de cause. A un moment donné, j’ai arrêté ces procédures pour me consacrer au travail. C’est ainsi que j’ai découvert le Festival annuel de Sanremo (depuis le milieu du 17e siècle, Sanremo, ville au climat agréable, est un lieu de de villégiature fort apprécié des touristes de toute l’Europe, ndlr) où des millions de touristes se donnaient rendez-vous chaque année. Une mine d’or pour nous autres vendeurs de marchandises. Le plus malchanceux, des vendeurs, pouvait vider tout son stock en quelques jours. Tant le potentiel client est énorme. Chaque été à Sanremo me faisait gagner énormément d’argent. Après avoir calculé mes revenus et bénéfices, j’envoyais au moins 16 millions CFA au Sénégal », confie-t-il.
« Pendant 4 ans, J’ai repoussé les propositions de mariage d’une Italienne »
Malgré ses ambitions de se naturaliser, Abdou Salam est resté bien ancré sur ses principes. S’il devait prendre une deuxième épouse, ce serait par amour et en adéquation avec sa religion (il est de confession musulmane) et non par intérêt. La naturalisation à tout prix, ce n’était pas une option pour lui. Quitte à rentrer au pays.
« Les affaires marchaient bien pour moi, mais j’avais fait l’erreur de confier tous les revenus que j’envoyais à un ami au Sénégal. A l’époque, ouvrir un compte bancaire pour y verser de l’argent en guise d’épargne ne m’enchantait pas. C’était malheureusement une terrible erreur pour moi. Mon ami, qui est devenu aujourd’hui mon beau-frère, a tout bousillé. Et comme je ne pouvais pas me payer le luxe de venir de temps en temps en vacances pour vérifier l’état de mes comptes et des chantiers qu’il disait avoir entrepris pour moi, je n’avais aucun moyen de le contrôler. J’ai su tardivement qu’il m’avait berné toutes ces années. C’est une des plus dures épreuves que j’ai vécues. Et alors que les crises financières s’enchaînaient en Europe, il devenait de plus en plus difficile de réaliser de bons chiffres de vente. Entre 2010 et 2015, beaucoup de mes compatriotes migrants se sont accoquinés avec des femmes italiennes pour avoir des papiers. On m’a proposé la même chose et la cousine de l’épouse d’un de mes voisins m’a courtisé pendant quatre ans. En vain. J’ai catégoriquement refusé de me marier avec elle pour la naturalisation. J’ai alors poursuivi mes démarches avec les avocats et gars qui fabriquaient des contrats de travail. Mais les résultats étaient les mêmes : beaucoup d’argent dépensé pour rien. C’est en 2015, alors qu’une énième audience a été programmée pour moi que j’ai pris mes bagages avec un ami qui habite Kaolack pour retourner au Sénégal. A bord de son véhicule, nous sommes allés à Genoa pour prendre le bateau. Ce dernier avait pour destination le Maroc. Et de là-bas, nous sommes passés par la Mauritanie pour entrer dans le pays. En me voyant, près de 15 ans après, ma mère a versé de chaudes larmes. Je n’avais plus bonne mine et pire, je n’avais rien dans mes bagages que 50 euros, 32 500 FCFA et quelques outils ».
Le retour
Abdou Salam a dû affronter une forte pression sociale, les regards des uns et de ses amis, proches, parents et connaissances aux premiers mois de son retour. Et pour ne rien arranger, une maladie est venue le clouer au lit pendant une année. Après quoi, il a décidé d’affronter tous les préjugés et les messes basses à son passage pour accepter un boulot de manœuvre maçon où il était payé 2500 à la fin de la journée. « Une fois au pays, il fallait relever la tête et affronter la réalité, ma réalité. J’ai décidé de ne pas poursuivre en justice mon beau-frère qui a bouffé toute ma fortune. D’autres l’auraient peut-être fait, mais moi, les biens matériels ne me pousseront jamais à aller dans certaines extrémités. J’avais toujours mes aptitudes en construction. Alors j’ai décidé de recommencer à zéro, au bas de l’échelle pour avoir ne serait-ce de quoi assurer les besoins de mon épouse et de ma fille qui a atteint la majorité à mon retour. J’ai d’ailleurs eu la chance de la donner en mariage quelques années après mon retour. Mais vous savez, on ne peut rien faire avec 2500 F CFA de gain quotidien pour un travail aussi pénible que celui de manœuvre maçon. Je l’ai alors dit à mon patron, mais il a refusé de faire un effort. Alors j’ai arrêté. Et trois mois après, on m’a confié la construction d’un grand magasin. C’est un marché sur lequel j’ai perdu de l’argent. Mais celui qui me l’avait confié a eu une grande satisfaction du travail que j’ai effectué. C’est ainsi qu’au fil des mois qui ont suivi, j’ai gagné plusieurs autres marchés de construction. Les choses ont commencé à marcher fort et j’ai constitué une grande équipe et acheté tous les matériaux nécessaires à la construction. Aujourd’hui, je rends grâce à Dieu. Il m’arrive même de repousser des marchés. J’ai pu achever la construction de ma maison et mettre ma famille dans de bonnes conditions. Je ne regrette pas d’avoir voyagé en Europe et d’y être resté 15 ans. Mais revenir au pays a été de loin la plus grande décision que je n’ai jamais prise. En y repensant, ce n’était vraiment pas évident », a conclu Abdou Salam.
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