En 2019, le haut-commissaire des Nations Unies pour les réfugiés Filippo Grandi rappelait ceci : « Sauver des vies en mer n’est pas un choix, ni un sujet de débat politique, mais une obligation séculaire ». Aussi irrégulière que soit la voie empruntée pour rallier leur terre d’accueil, les migrants ont des droits. Ces derniers astreignent aussi bien les pays d’origine que leurs hôtes à des devoirs dont ils ne peuvent se soustraire à leur égard. Surtout quand il s’agit précisément de migrants qui ont choisi la mer pour rallier un autre point du globe. Comme c’est le cas au Sénégal, ces derniers mois.
Il y a particulièrement trois cas de violations de droits humains qui ont attiré l’attention de Dialogue Migration, pendant ces mois de juillet et d’août.
Non-assistance aux migrants partis de Fass Boye depuis le 10 juillet 2023
Un mois et 5 jours. C’est le temps passé par la pirogue partie du village de Fass Boye (Commune Darou Khoudoss, département de Tivaouane) et qui avait à son bord pas moins de 101 migrants. Avant d’être secouru le mardi 15 août par la Marine cap-verdienne au large de l’Île de Sal avec seulement 38 rescapés et 6 corps sans vie. Une information qui a tout de suite secoué le Sénégal. Dès le lendemain, Dialogue Migration s’est rendu dans ledit village de pêcheur situé à un peu plus de 100 kilomètres de Dakar pour recueillir des informations sur les victimes présumées et les conditions dans lesquelles elles ont disparu.
Un entretien avec le chef de village Madior Diop, nous a conduits au domicile de Baye Arona Boye, un père de famille qui a un enfant et sept (7) neveux dans l’embarcation qui a échoué au Cap-Vert. Ce vieux septuagénaire s’est personnellement investi avec d’autres parents pour alerter les autorités, dix jours après le départ de la pirogue. Il déplore l’inaction du gouvernement sénégalais, qui selon lui, a conduit à ce drame. « Depuis plus de trois semaines, nous avons été à la recherche de cette pirogue avec mes collègues et camarades pêcheurs. Nous avons alerté les autorités, notamment le ministre de l’Intérieur, après être restés 10 jours sans nouvelle de nos enfants, mais rien a été fait pour les retrouver », s’indigne-t-il.
Le vieux Boye d’ajouter : « On a constitué ici une délégation pour aller jusqu’à Saint-Louis rencontrer le président des pêcheurs Makka Dieye. Un homme qui s’est démené comme un fou avec ses équipes pour nous venir en aide. Malheureusement, un problème de logistique s’est posé. Nous étions bloqués malgré notre volonté d’aller chercher nos enfants. Nous n’avions que des pirogues. Et une pirogue ne peut pas secourir une autre pirogue. C’est alors que nous avons contacté certains de nos parents qui sont en Espagne ».
Dépité, Baye Arona Boye conclut avec le cœur meurtri : « Nos parents établis en Espagne ont signalé la disparition à la Marine espagnole qui a déployé les moyens nécessaires pour chercher la pirogue dans ses côtes pendant trois jours sans résultat. Ensuite, les autorités marocaines ont été mises au courant par nos soins. Elles ont également recherché activement la pirogue sans la retrouver. C’est alors que nous nous sommes rendus compte que nos enfants n’avaient pas quitté les côtes sénégalaises et qu’avec un peu d’effort, la Marine sénégalaise aurait pu les retrouver avant cette tragédie. Mais l’Etat n’a rien fait ».
La Marine accusée d’avoir percuté la pirogue qui a chaviré à Ouakam et fait 18 morts
Dans la matinée du 24 juillet 2023, les Sénégalais ont été réveillés par le chavirement d’une pirogue de migrants à la plage de Ouakam (village de pêcheurs niché dans la capitale sénégalaise). Un drame qui a causé 18 morts et des dizaines de portés disparus dans une embarcation qui contenait au moins 50 personnes. Le vice-président du Quai de pêche de Ouakam, Daouda Ndiaye, a fait de graves révélations au lendemain de cette tragédie. Selon lui, ce sont trois patrouilleurs de la Marine nationale qui ont percuté ladite pirogue et causé son chavirement. Il a été le premier sur les lieux et dit avoir échangé avec des rescapés sur les circonstances du drame.
« Ils (les rescapés avec qui il a échangé) ont dit qu’ils étaient environ 50 personnes à bord, rapporte Daouda Ndiaye. Ils m’ont révélé que trois navires de la Marine nationale les ont pris en chasse. Dans le feu de l’action, l’un des bateaux a percuté leur pirogue. Le capitaine a manœuvré pour accoster à la plage, mais la pirogue s’est coincée entre les rochers. Avec la marée haute, la pirogue a atteint la plage, mais elle n’a pas chaviré », a confié M. Ndiaye dans les colonnes du journal L’Observateur du 25 juillet 2023.
Il ajoute dans le même journal: « D’ailleurs, les bouteilles remplies d’essence et d’autres affaires étaient encore à bord. Je fais partie de ceux qui ont aidé les gendarmes à faire descendre les bagages. En réalité, la pirogue n’a pas chaviré ».
Deux députés sénégalais ont d’ailleurs adressé une lettre écrite à l’Assemblée nationale pour demander l’ouverture d’une enquête parlementaire sur ce drame. « Vous rappelez-vous des dix-huit (18) corps sans vie repêchés au large de Ouakam le 24 juillet 2023 ? Que leurs âmes reposent en paix ! Nous avons entendu beaucoup de versions dont celle-ci : “La pirogue qui a échoué ce lundi à Ouakam avec notamment 18 corps sans vie n’aurait pas chaviré. Elle aurait été percutée par l’un des trois navires de la Marine nationale, qui l’avait prise en chasse”. C’est pourquoi mon collègue Alioune Sall – député de la diaspora qui fait un excellent travail – et moi, nous avons adressé une lettre au président de l’Assemblée nationale pour la mise en place d’une commission d’enquête parlementaire », a indiqué Guy Marius Sagna, dans une note parvenue à Dialogue Migration.
Un jeune candidat à la migration tué par balle sur la plage de Rufisque
Le mercredi 9 août 2023 vers 22 heures 30 minutes, des gendarmes de la compagnie de Rufisque ont avisé les limiers du Commissariat central de police de la ville, de la présence suspecte à la plage de Keuri-Souf, de deux jeunes hommes qui portaient en bandoulière des sacs à dos. Une descente sur les lieux pour arrêter ceux qui étaient présentés comme des candidats à la migration a très vite viré au drame. Un jeune du nom de Mbaye Ngom reçoit une balle à sa clavicule gauche. Il se vide de son sang et décède avant son évacuation à l’Hôpital Youssou Mbargane Diop de Rufisque. Deux autres de ses camarades qui ont eu plus de chance que lui s’en sortent avec des blessures pendant que les autres candidats supposés avaient déserté la plage.
Pour les besoins de l’enquête, le procureur de la République près le tribunal d’instance de Rufisque a dessaisi le commissariat central de Rufisque pour confier le dossier aux gendarmes de la Section de recherches de Colobane.
Un étui censé provenir de l’arme du crime qui a perdu le jeune Mbaye Ngom (né en 1991) a été remis par la police aux enquêteurs. Il s’agit, selon le journal L’Observateur du 11 août 2023, d’un étui de calibre de type 5, 56, utilisé avec les armes de type «M16 amélioré».
Les candidats sénégalais à la migration irrégulière continuent de braver la mer et ses dangers
Entre les mois de juin, juillet et août 2023, plus d’un millier de Sénégalais ont pris la mer pour rejoindre les côtes espagnoles. Pas moins de 17 embarcations ont quitté pendant cette période les côtes sénégalaises pour tenter de rejoindre l’Europe, selon le Coordonnateur de l’ONG Village du migrant, Khadim Bamba Fall qui indique qu’au moins six (6) pirogues sont portées disparues. « Il y a eu plusieurs pirogues qui ont quitté le Sénégal durant les mois de juin, juillet. On a lancé les recherches, mais jusqu’à présent, on n’a pas encore de leurs nouvelles. Six pirogues qui avaient quitté le Sénégal, plus précisément Kayar et Fass Boye. Mais pour le moment, nous n’avons reçu aucune nouvelle les concernant », confie M. Fall.
Qui ajoute que 10 pirogues qui avaient quitté le Sénégal pour rejoindre l’Espagne ont été interceptées à Dahla (ville marocaine). « Avec le Consul général (du Sénégal au Maroc), nous avons dénombré plus d’une dizaine d’embarcations qui ont été interceptées à Dahla. Ces embarcations contenaient à leurs bords 1025 passagers ».
Sur sa page Facebook, la directrice de l’ONG Caminando Frontera, luttant pour les droits des migrants a dénombré des dizaines de pirogues parties du Sénégal avec à leurs bords des centaines de candidats à la migration arrivant sur les côtes espagnoles.
C’est une véritable saignée démographique qui s’opère dans ce pays composée en majorité de jeunes (70% de la population) que rien ne semble plus retenir. Pas même les dizaines de morts annoncées et les centaines de leurs compatriotes portées disparues.
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